La mauvaise nouvelle est tombée. Sèche et brutale comme la sentence d’un juge implacable : le Professeur Francis Wodié est décédé.

S’il n’y avait à cela rien d’étonnant pour sa famille et ses proches qui savaient la gravité de son état de santé, c’était une surprise pour la très grande majorité de la population ivoirienne qui n’avait plus de nouvelles de l’éminent juriste ivoirien. Oui, le Professeur Wodié est parti. Décédé. Comme avant lui, nombre de personnes de son groupe d’âge et de son ossature académique. Je songe, pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, à Mémel Fôté, Georges Niangoran-Bouah, Zadi Zaourou. Le Pr Francis Wodié est décédé — destin de tous les mortels que nous sommes.

En cette malheureuse circonstance, mon esprit s’est soumis à l’exercice classique du voyage mémoriel afin de revisiter quelques pans de la vie de l’éminent homme de droit et retenir de lui l’essentiel qui fait la charge positive de son personnage.

C’est au cours des années 1970 (notamment la deuxième moitié) qu’alors étudiants à l’Université d’Abidjan), nous parvint son nom. Il se conjuguait avec le mot « savoir. » Et, évidemment, il devint notre héros, ou plus précisément, un de nos héros — notre génération ayant voué un honorable culte au savoir. Nos héros à la toge verte : Francis Wodié, Jacqueline Oble, Niamkey Koffi, Guidi Wanda, Barthélémy Kotchy, Christophe Dali et Wondji, Zadi Zaourou, Georges Niangoran-Bouah, Lanciné Fofana, entre autres. Heureux temps où le livre était la richesse convoitée, avant que ne dégèlent sur nos têtes lisses d’aujourd’hui, les fureurs juvéniles qui hurlèrent dès le début de l’année 1990 — vous avez dit FESCI ?

À l’instar de Bamba Moriféré et de Zadi Zaourou, le Professeur Francis Wodié sortit des amphis pour faire entendre sa voix dans l’arène politique, en 1990. Son discours avait la rigueur du pédagogue, et l’obscure clarté du savant à la tête trop pleine de choses compliquées… qu’il croyait simples ; ou de choses simples qu’il exprimait de manière trop compliquée ! C’était le discours de l’universitaire, de l’idéologue de gauche : mi-Georges Marchais, mi-François Mitterrand, tandis que son physique (surtout la barbichette en forme de couronne) rappelait la silhouette de Lénine. Étrangement, il était l’homme du nécessaire compromis, toujours à la recherche obstinée d’un impossible consensus dans cette Côte d’Ivoire perturbée des années 1990, et face à un parti politique (le Pdci-Rda) figé dans un ‘‘passé dépassé’’ incarné par un illustre vieillard tout aussi dépassé, appelé Félix Houphouët-Boigny. La FESCI (dont il fut un des inspirateurs et hérauts) et la « Conférence nationale » furent ses chevaux de bataille. Jean-Pierre Ayé n’hésita pas alors à lui attribuer les sobriquets de « M. FESCI » et de « Monsieur Conférence nationale », tant le Pr Wodié en avait fait une revendication obsessionnelle, dans cet enfermement des dogmatiques — tout respect observé pour sa Mémoire — qui a toujours fait la singularité des hommes de gauche, surtout les Communistes. Francis Wodié était un pur communiste, héraut d’une idéologie décadente qui avait fait de l’égalitarisme social, le socle de son utopie et de ses rêvasseries. Son ami et compagnon en la matière était Désiré Tanoé, le fondateur du PIT (Parti ivoirien des Travailleurs.) Désiré Tanoé, un des premiers maîtres de la gauche ivoirienne, communiste pur et dur, devenu… Roi des chefs traditionnels, se faisant porter dans un hamac par des sujets, comme hier, le bwana colon, par les indigènes en calecons. Du marxisme à la royauté donc ! Quel impressionnant saut qualitatif. Marx, réveille-toi ! Bref.

Un gentilhomme prudent et avisé

Francis Wodié

Les historiens rendront compte du parcours de l’homme Wodié Vangah Francis, et de la personnalité académique et politique du Professeur et ministre Francis Wodié. Ayant eu, moi, l’opportunité de faire sa connaissance et de le côtoyer grâce à mes amitiés avec Jean-Claude Kouamé, un de ses parents et brillant étudiant de ma génération, j’ai pu mesurer la grandeur discrète de cet homme, ainsi que ce qui fonde la qualité de son personnage. C’était un homme structuré aussi bien au comportemental qu’au social : un bon intellectuel bourgeois de gauche, possédant une résidence de qualité. L’ordre et la propreté (une propreté de centre hospitalier de référence) qui y régnaient, le traitement esthétique du jardin et de la piscine, la qualité des tableaux qui en constituaient le décor plastique, tout cela achevait de vous convaincre du sérieux de cet homme. Oui, j’étais en présence d’un Monsieur que je ne pouvais me permettre d’appeler ‘‘camarade’’. Non, de même que Zadi Zaourou, le professeur Wodié ne pouvait être mon camarade !

Les positions politiques qu’il a prises tout au long de son parcours étaient avisées et indiquaient la sagesse d’un intellectuel doté d’une admirable capacité de décryptage de la donne politique. Homme de paix, et patriote (d’une autre dimension), il sauva la Côte d’Ivoire du péril sociopolitique en se portant candidat en 1995 contre Konan Bédié, afin de contrecarrer les effets dévastateurs du boycott actif décrété par l’alliance Fpi-Rda alors opposant furieux contre les héritiers légaux d’Houphouët-Boigny. C’était l’époque des belles amours entre MM Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara (via Djéni Kobina), alors unis pour en découdre avec le Pdci-Rda, leur adversaire commun ; le Pdci-Rda la « contradiction principale », comme on le dirait en termes marxiens…

Tout cela semble être oublié dans cette Côte d’Ivoire d’aujourd’hui où tout se réécrit si facilement au gré des intérêts partisans. Oh ! comme passent les hommes, les héros, le temps. Honneur à la Mémoire de la Résistance qui n’oublie pas et ne falsifie pas, afin que, dessus l’écume des dénis et reniements, scintillent les faits pour l’avènement de la vérité… historique.

Bref, le Professeur fut taxé de traître par la presse du Fpi et l’état-major de ce parti à la mémoire assurément fragile : tous avaient oublié qu’en octobre 1990, leur leader Laurent Gbagbo, outrepassant les accords de la Coordination de la Gauche, arrêtés à Korhogo, s’était porté candidat à la présidentielle, adoubant de fait, par cet acte, l’élection d’Houphouët-Boigny !

Les leçons d’un échec

Francis Wodié

Comme Gbagbo face à Houphouët-Boigny, Francis Wodié fut candidat en 1995, face à Konan Bédié. Il fut battu. Il récidiva en 2010. Un scrutin de tous les dangers. Face à Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié, Gnamien Konan, Innocent Anaky, l’humoriste Adama Dahico, et d’autres candidats aux noms presque insignifiants, il réalisa un score des plus déshonorants : moins de 4% des voix. Derrière l’humoriste ! Énigme de la manipulation des urnes (comme on en voit tant en Afrique) ? Ou vraie estimation du poids électoral du professeur ? Toujours est-il que l’éminent professeur avait trébuché sur le parvis de la conquête du pouvoir politique. Pour nous autres analystes, et sans doute aussi pour le professeur, c’était, pis qu’un désaveu populaire, l’expression inquiétante de l’entêtement du peuple à opter pour la voie suicidaire de l’affrontement armé. On sait le résultat de cette option dangereuse…

Sous l’actuel régime, le professeur Wodié accepta le poste délicat de Président du Conseil constitutionnel. Connaissant la rigueur et la probité de l’homme, nous savions, nous autres, que c’était une erreur… ou une imprudence. La brièveté de cette aventure donna du crédit à notre pessimisme…

Nous retiendrons du Professeur Francis Wodié, l’essentiel qu’expriment deux avis de gens doctes et sérieux de notre pays : « Francis Wodié fut un grand intellectuel. Un homme politique incompris, parce que loin de la démagogie et des extrêmes. Malgré tout, je préfère l’intellectuel au politique ». Pr Boa Thiémélé Ramsès. Du Dr Eric Allangba, directeur de l’INJS, nous retenons ceci : « C’est un homme à la pensée juste et courageuse qui part ».

Francis Wodié, Zadi Zaourou : deux respectables références académiques. Deux intellectuels de gauche aux destins identiques. Les cuisantes défaites politiques de ces deux leaders de la gauche ivoiriennes nous instruisirent utilement, nous autres poètes et militants rêveurs de la gauche, de la réalité et des complexités du combat. Et, depuis, les plus téméraires d’entre nous ont acquis réalisme et sagesse. Alors, ils ont déposé l’épée et la besace des rêvasseries inutiles. Adieu, Professeur. Mes hommages. Et merci de m’avoir ouvert les portes de votre sanctuaire domestique. Vous demeurerez grand à mes yeux.